Dans les marais vivent des bêtes que d’aucuns trouvent
innommables
elles leur paraissent le comble de la hidosité
on dit qu’elles s’agitent de façon plus que désagréable
et qu’on n’a jamais vu de telles monstruosités
pauvres animaux des marais à l’existence jugée mépri-
sable
vous êtes aussi racés qu’un cheval de course à Long-
champ
mais votre race ne frappe pas les esprits insensibles
elle remonte pour certains au précambrien pourtant
animaux des marais aux formes protéennes
vous qui grouillez joyeux vous entredévorant
ne vous souciez point des jugements esthètes
vous êtes aussi beaux que tel autre vivant
ces larves et ces vers parfaits comme le tigre
nobles comme le lion malins comme le singe
lustrés tels les visons rapides tels les zèbres
ont même quelquefois la rondeur de l’orange
être paludéens continuez donc de vivre
engendrant de nouveaux êtres paludéens
vous serez célébrés au moins en cestui livre
ce doit vous consoler du dégoût pharisien
Raymond Queneau, « Palude », Courir les rues, battre la campagne, fendre les flots, Paris, Poésie / Gallimard, 1981 [1967-1969].
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